Jack Vanarsky

Profils perdus

La rectification de tracés est le B.A.BA du lamellisateur. Mais voyons ce qui arrive si l’on rectifie, par exemple, un portrait de profil. Celui-ci s’inscrit, comme il est habituel, dans un rectangle. Choisissons comme ligne rectificative une verticale, parallèle donc aux deux côtés verticaux du rectangle. Lorsque le glissement des lamelles aura rendu rectiligne le contour du visage, les bords du tableau auront bougé  semblablement. Ils reproduiront alors le profil deux fois, concave d’un côté, convexe de l’autre. Ayant perdu ses reliefs distinctifs, le portrait au profil aplati aura gardé quand même la matière de la peau, l’aspect et la couleur de l’œil, le charnu des lèvres. la répercussion sur les marges n’aura fourni qu’une frontière sinueuse, mais qui identifie le personnage, plus qu’un autre indice. Si nous nous trouvons en veine hyperbolique, nous dirons que les bords du rectangle sont florentins et que la tête désilhouettée a un aspect vénitien.

Il y a plusieurs manières de varier l’exercice. La plus immédiate est de changer le rectangle en trapèze. La rupture du parallélisme générera sur les bords du cadre deux silhouettes caricaturales. Le même effet se produit si l’axe de rectification n’est pas perpendiculaire à la coupe des lamelles. On peut aussi inclure la figure dans un tondo. Comme toujours, il suffit de pousser la contrainte pour déboucher sur l’inattendu.

Le Digrapheur

CAMAC3

La symétrisation des outils à dessiner et à peindre — tâche liée au Grand Œuvre[1] —  a donné lieu au sein de l’Oupeinpo à une étude sur le crayon et le pinceau à deux bouts[2]. Une proposition a suggéré la fabrication d’un pinceau monumental porté sur les deux épaules et agissant simultanément sur deux toiles opposées. Une autre a émis l’hypothèse que Michel-Ange, contrairement à la légende qui veut qu’il ait peint le plafond de la chapelle Sixtine couché sur un échafaudage, aurait en fait travaillé tout naturellement debout sur le plancher, grâce à un pinceau suffisamment long et à deux bouts, l’un suivant un poncif au sol et l’autre traçant en même temps la fresque sur le plafond.

Pour notre part, il nous a semblé nécessaire de concevoir un artefact de table — et, pour ainsi dire, de laboratoire — aussi utile pour la recherche dans le silence de l’atelier que facilement transportable pour le croquis en plein air.

L’appareil comporte deux plateaux de dimension modeste, placés à l’horizontale l’un au-dessus de l’autre. Ces plateaux sont maintenus écartés par quatre tiges filetées munies d’écrous qui permettent de varier la distance entre eux. Des feuilles de papier sont collées sur la face supérieure du plateau inférieur et sur la face inférieure du plateau supérieur. L’élément actif du dispositif est un crayon aux deux bouts affûtés. Il peut être remplacé par tout autre outil à deux pointes, mais les pinceaux et les stylos, où la coloration est produite par un écoulement vers le bas, sont déconseillés (en raison de la loi des Rapports entre les Pinceaux et la Gravitation Universelle, dite loi de Winson et Newton)[3].

Présenté en séance de l’Oupeinpo, l’appareil fut soumis à un premier essai expérimental, à caractère intuitif. Qu’il nous soit permis maintenant de tenter un examen plus méthodique et approfondi du dispositif.

Nous appellerons Digrapheur le dispositif composé de deux surfaces opposées S et S’, séparées par une distance x, et d’un crayon à deux pointes P et P’, d’une longueur HB (notation non classique, en hommage à messieurs Caran d’Ache, Faber et autres Stabilo).

Posons S parallèle à S’.

Trois situations se présentent :

1)         x > HB

2)         x = HB

3)         x < HB

Laissons de côté la situation 1, que nous examinerons plus tard.

Situation 2 : x = HB

Quand le crayon est posé perpendiculairement aux deux surfaces S et S’, et seulement dans ce cas, à chaque point A, B, C,… N marqué par la pointe P du crayon sur S correspondra un point A’, B’, C’,… N’, et un seul, marqué par P’ sur S’. L’ensemble des points sur S’ sera superposable à S. Mais il suffira d’une infime inclinaison du crayon pour élider un point. Une ligne continue sur S ne donnera alors pas une ligne continue sur S’.

L’ensemble de figures possibles — continues et discontinues — sur S’ constituera une famille homologue d’une figure particulière sur S.

Situation 3 :  x < HB

La position perpendiculaire du crayon est impossible. Pour garder le contact simultanément sur S et S’, le crayon doit maintenir une inclinaison déterminée (fonction de la distance x). À un point A sur S correspondront les points A’, A’’, A’’’,… équidistants de A. Leur lieu est  une circonférence.

(Il était évident que nous venions d’inventer le compas. L’emploi de cet outil étant déjà très répandu, cela a failli nous décourager. Mais quelques plagiats préalables et, qui plus est, anonymes, ne pouvaient infirmer l’originalité de notre invention, d’autant que, par la suite, nous ferions d’autres découvertes encore plus anciennes. Nous avons décidé, par ailleurs, de conserver à notre invention l’appellation de « compas », mais avec la spécification « à une branche », qui marque son antériorité ordinale par rapport à celui, vulgaire, à deux branches.)

On peut donc dire qu’un point A a pour homologue la circonférence  A’, A’’, A’’’…

De même, un segment AB sur S trouve son homologue dans la somme de toutes les circonférences correspondant aux points contenus entre A et B, donc une bande dont la largeur est le diamètre de la circonférence et dont les extrémités sont deux demi-cercles. Voici donc, avec la découverte du trait épais (ou gras), un mode élégant et rigoureux de l’obtenir (observons que le segment AB est un trait continu, tandis que la bande homologue sur S’ se réalise de façon discontinue, en traçant un nombre infini de circonférences avec le compas à une branche).

Si l’on considère, par contre, que l’homologue d’un point A sur S est un point A’ quelconque, mais un seul, de la circonférence sur S’, le segment AB aura pour homologue :

— soit un segment continu A’B’ parallèle à AB, contenu à l’intérieur de la bande virtuelle (A’, A’’,… B’, B’’,…) sur S’ ;

— soit une série discrète de points à l’intérieur de la bande, en même nombre qu’AB ;

— soit un segment continu quelconque contenu à l’intérieur de la bande et plus long, paradoxalement, qu’AB. (En fait, ce cas est intermédiaire ; la pointe P du crayon s’arrête parfois sur son trajet et, tandis qu’elle inscrit un seul point, son opposé P’ marque plusieurs points  en arc de cercle.)

À chaque distance x entre S et S’ correspond une famille de dessins homologues, définie par l’angle entre les surfaces et le crayon.  L’angle 90 ° donne x = HB. L’angle 0 ° donne x = 0, S, S’ et HB coïncident et l’opération est impossible. En pratique, seuls les angles assez ouverts donnent des résultats sur un Digrapheur expérimental, parce que P’ échappe assez rapidement aux  limites de S’, quand le crayon est trop incliné.

Situation 1 :  x > HB

Revenons maintenant à la situation où x  > HB.

On pourrait penser qu’aucun dessin homologue n’est ici possible, les deux bouts du crayon ne pouvant être en contact sur les deux surfaces au même temps t.

Cela est vrai, mais oublie la production de dessins en pointillé, qui oblige la main à soulever rythmiquement le crayon. Ainsi, nous trouvons pour chaque point A sur S, un point A’ sur S’, très légèrement décalé… dans le temps. Le point A’ tombera, de façon aléatoire, à l’intérieur d’une zone limitée mais indéterminée, d’autant plus étendue que x sera plus grand.

Une autre possibilité est le dessin gestuel. La pointe P tire un trait sur S et la main, en suspendant son geste, se soulève et imprime par la pointe P’ une trace qui en est la traîne, la queue de la comète, l’ombre projetée.

Généralisation

Si S et S’ ne sont pas parallèles, tous les stades analysés se réalisent pour une famille  de dessins.

Oupeinpo, Travaux pratiques au Digrapheur, 1er mai 1993

Un aspect du réel : l’usure

Un facteur plus dramatique est l’usure des pointes du crayon. Ici, x est fixe, mais c’est HB qui devient variable. (D’ailleurs, il y aurait lieu de changer l’appellation de cette longueur puisqu’un nouveau facteur est lié à la résistance des différents types de mine, entre 6H et 6B.)

Le crayon, dont la longueur est initialement supérieure à x, raccourcit à mesure que le dessin avance. Le cercle potentiel que la pointe P’ trace par rapport à P se réduit progressivement. Le dessin sur S’, très différent au départ de celui de S, lui ressemble de plus en plus; quelques points coïncident fugacement quand x = longueur du crayon, mais déjà il ne reste d’autre recours, le crayon devenant trop court, que le geste nerveux et le pointillé, jusqu’à la limite d’utilisation du crayon ou des possibilités gestuelles de l’opérateur.

La couleur

Une étude reste à faire : celle de la couleur. Notons qu’une petite tache de peinture faite par un pinceau sur S provoque une grande tache sur S’. Ainsi, des couleurs mélangées optiquement, à la manière pointilliste, sur S, se superposeront et donneront un mélange pigmentaire sur S’.

Conclusion

On a pu prétendre que le Digrapheur n’est qu’un pantographe imparfait. Il n’en est rien. Le pantographe est un outil de précision. Le Digrapheur, lui, est un outil d’imprécision, dont le but est d’obtenir d’une façon rigoureuse un résultat improbable.


[1]                Voir page XXX.

[2]              Un plagiat par anticipation fut conçu par Macedonio Fernández et ses disciples et amis, Jorge Luis Borges, Scalabrini Ortiz, Ramon Gomez de La Serna. Il s’agissait d’un porte-plume à deux plumes métalliques opposées, l’une à chaque extrémité. En écrivant, l’utilisateur ne pouvait que se blesser à l’œil. L’objet faisait partie d’un ensemble d’inventions destinées à créer un climat d’insécurité dans la population, afin de favoriser la candidature de Macedonio Fernández à la présidence de la République argentine. Cf. Borges, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, page 354.

[3]              Ce nonobstant, Jack Vanarsky a fait ses plus belles démonstrations à l’aide d’un Très Grand Digrapheur (manche : 2,50 mètres de long) muni de pinceaux bien coulants (Tipi du centre Georges-Pompidou, mai 1999 ; Capri, octobre 2000).

Le T.G.D.

Le Très Grand Digrapheur est un instrument acrobatique. Son emploi demande une certaine dextérité. Cela lui a ouvert une carrière dans le petit monde du spectacle oupeinpien – dites : performance, à l’anglaise. Perfectionné par l’expérience, le T.G.D. se compose d’un long bâton tubulaire et télescopique, muni d’un pinceau à chaque extrémité. Le dispositif se complète par un ou deux seaux de peinture fluide et, nécessairement, par deux surfaces opposées, à peindre. Le T.G.D. fonctionne comme il est dit du digrapheur en général : les pinceaux doivent garder simultanément le contact avec les surfaces. L’opérateur manie l’instrument, dont la longueur dépasse sa propre taille, à deux mains. Quant à son regard, il ne peut couvrir qu’une des deux surfaces. De l’autre, il ne connaît que la résistance qu’elle oppose, derrière sa vue, à l’action du pinceau.

Pour le digraphiste orthodoxe, la contrainte la plus pure n’est pas la plus contraignante. Elle consiste à travailler sur son champ de vision, en faisant attention à garder aussi le contact avec la partie invisible pour lui. On choisit un sujet et on le traite de manière classique et appliquée du côté qui est sous le contrôle des yeux. On ne découvrira qu’à la fin le résultat sur le plan occulte. On détruira alors l’œuvre matricielle et on gardera seulement l’enfant que le digrapheur aura fait à l’artiste sur son dos. Les titres resteront les seuls indices du sujet traité : Nu allongé, Portrait de Mme X, Combat des Horaces et des Curiaces, etc. Mais une telle démarche ne peut avoir lieu que dans la solitude de l’atelier. Le digraphiste orthodoxe ne dévoile pas ses secrets. Aux yeux du monde, il est un expressionniste abstrait, un gestuel. Lui seul connaît tout le soin, toute la minutie dont ses œuvres exposées sont le reflet brouillé.

La tentation de l’histrionisme a conduit de cette démarche austère à l’exhibition publique, pour la plus grande joie des grands et petits. Le T.G.D. fut présenté une première fois à l’OupeinPOT, séance ouverte, dans un atelier, le 12 octobre 1997. L’opérateur travaillait sur deux plans horizontaux, l’un au plafond, l’autre sur un écran transparent en porte-à-faux sur une mezzanine où il se trouvait lui-même. Le public observait d’en bas la création simultanée de l’image aux deux bouts du digrapheur.

Une deuxième performance a eu lieu à la séance des Ou-x-po au tipi du centre Pompidou (10 mai 1999). Un plan était incliné sur une table, devant l’opérateur ; l’autre était placé derrière lui, haut situé sur une paroi verticale. L’opérateur dessina un portrait de Georges Pompidou, que le pinceau opposé traduisit comme celui du Père Ubu.

La troisième démonstration se fit à Capri, dans le cadre du prix de l’Énigme. Les deux plans étaient verticaux, l’un sur un chevalet devant l’opérateur, l’autre derrière, sur une paroi vitrée. Devant furent tracés une tête et un torse humains. Derrière se formait une croupe animale. À la fin, les deux moitiés furent réunies bord à bord (contrainte par bord) : on vit apparaître le sphinx, emblème de l’Énigme.

De tels exercices demandent un long entraînement. Un rétroviseur peut se révéler utile, mais le plus grand art est la mémoire du geste asymétrique, faisant sur une surface une courbe ascendante quand il trace à l’opposé une droite horizontale.

Georges Pompidou fumant + Ubu, double portrait réalisé à l’aide du Très Grand Digrapheur au Centre Georges Pompidou en 1999. Il s’agissait, pour les membres de divers ouvroirs du potentiel, d’illustrer chacun un article du Règlement du Centre : ici, l’interdiction de fumer.